L'HERITAGE

La douce journée qui s'achevait était à l'image de la vie du vieux Samba : calme et limpide, remplie de labeur, de sagesse, de bonnes actions.
Les souffles qui portaient la nuit s'attardaient au faîte du tamarinier, attendant que le corps usé laissât s'envoler l'âme pour la guider vers la demeure des ancêtres. Dans les cases blotties comme des poussins peureux autour de celle de l'aïeul, le silence lourd pesait sur les femmes et les enfants. Seul, le crépitement des brindilles jetées au feu répondait aux derniers bruits du jour. Dans les demeures voisines, les pilons s'étaient tus au pied des mortiers.
Près du foyer qui mourait, incapable désormais de rendre leur chaleur à ses membres que tant de jours avaient réchauffés et que tant d'aubes avaient refroidis, le vieux Samba s'éteignait au terme d'une existence d'homme de bien. Devant sa couche, sa dernière couche avant le sein de la terre, la terre nourricière, mère des hommes, qu'aucun de ses gestes, qu'aucune de ses paroles n'avait offensée, n'avait irritée, se tenaient Momar, Moussa et Birame, ses fils.
Levant le bras, le moribond leur désigna, pendues au toit de chaume, trois outres. Après que chacun en eut pris une, son bras retomba, il avait quitté la maison des vivants pour le pays des ombres.
 
Les funérailles de Samba furent comme sa vie, riches et dignes.
Au terme du deuil, qui dura une lune et pendant lequel trois taureaux furent sacrifiés chaque matin, Momar, Moussa et Birame pensèrent à regarder ce que contenaient les outres que leur père leur avait léguées.
Plus légère que les autres, l'outre de Birame renfermait des bouts de corde, celle de Moussa, qui était la plus lourde, était remplie de pépites et de poudre d'or, et la troisième, qu'avait prise Momar,
contenait du sable.
- Père nous aimait d'un amour égal, dit Moussa, et je ne comprends pas, qu'étant le plus jeune, ce soit à moi qu'il ait voulu laisser tout cet or.
- Je ne comprends pas qu'à moi, l'aîné, il n'ait laissé qu'une outre de sable, dit Momar, et à toi, Birame, des bouts de corde.
- Ni à l'un, ni à l'autre, fit Birame, père n'a laissé ni ceci, ni cela. Il nous avait montré les outres et nous les avons prises au hasard. Il nous faut savoir ce qu'il n'a pas eu le temps de nous dire avant de rejoindre les aïeux qui l'ont appelé. Allons trouver les vieux du village, ils nous le diront peut-être.
Ils s'en furent à l'arbre-des-palabres, à l'ombre duquel devisaient les anciens du village. Mais les vieux, dont la sagesse était grande cependant, ne purent leur expliquer ce que Samba mourant n'avait pu leur dire. Ils les envoyèrent aux vieux de N'Gagne, qui leur conseillèrent d'aller interroger ceux de Niane. Le plus vieux des vieux de Niane leur dit :
- Je ne sais pas ce que votre père a voulu vous ordonner par l'intermédiaire de ces trois outres, et je ne sais qui pourrait vous le dire dans ce pays, ou je suis celui qui a vu le plus de jours se lever et le plus de lunes croître et décroître; mais du temps où je n'étais qu'un bambin, j'entendais la grand-mère de ma grand-mère parler de Kém Tanne, l'homme qui savait tout. Allez à sa recherche et que votre route soit douce.
Le vendredi, jour faste pour voyager, Moussa, Momar et Birame, laissant la bride à leurs chevaux blancs, sortirent du village à la recherche de Kém Tanne.
Sept jours ils allèrent, traversant bois et marigots, forêts et rivières. A l'aube du huitième jour, ils rencontrèrent, sur un sentier, M'Bam Halle-Phacochère. Certes, ils connaissaient, et de longue date, M'Bam Hal. Ils avaient eu, plus d'une fois, des démêlés avec lui; celui-ci ne prenait-il pas leurs champs de mais ou de patates pour ses propriétés privées? Mais M'Bam Hal accoutré ainsi qu'ils le voyaient? C'était la première fois de leur vie et, peut-être bien même, depuis N'Diadiane N'Diaye, depuis la nuit des temps, c'était la première fois qu'il était donné à un fils d'Adama N'Diaye, le père des hommes, de le voir.
Mais l'homme ne doit s'étonner, ni montrer son étonnement que devant qui peut le renseigner. Ils se dirent tout simplement : « Kou yague dème yague guisse » (Qui marche longtemps voit beaucoup), au spectacle de M'Bam Hal vêtu d'un grand boubou rouge, coiffé d'un bonnet blanc à deux pointes, chaussé de babouches jaunes et dévidant un chapelet dont chaque grain était plus gros qu'une noix de cola.
Et ils continuèrent leur chemin.
Sept fois sept jours, ils allèrent à travers bois et savanes, mares et plaines, vers le soleil levant.
Le soleil était pendu au-dessus de leur tête, l'ombre cherchait abri au pied des arbres et sous le ventre de leurs montures, lorsqu'ils trouvèrent Diakhalor-le-Bouc, bavant et chevrotant, qui luttait avec une souche de tamarinier à moitié engloutie par une termitière. « Kou yague dème, yague guisse », dirent les trois frères, et ils continuèrent leur chemin.
Le grand fleuve était traversé depuis des jours et des jours, les arbres avaient, chaque matin, diminué de taille, l'herbe chaque jour plus maigre était chaque jour plus jaune, lorsqu'ils trouvèrent, près d'une flaque d'eau boueuse, un taureau. Ce taureau était dans un tel état d'embonpoint que le plus beau taureau du troupeau de leur père, celui qui avait été sacrifié le premier jour de deuil, aurait paru un veau de deux mois en comparaison; mais son corps était couvert d'abcès qui suppuraient.
- Qui marche longtemps voit beaucoup, dirent les trois frères, et ils continuèrent leur chemin.
Le ciel se lavait déjà le visage. Dans les terres habitées par les hommes, le coq avait déjà chanté deux fois. Comme une pastèque géante, le soleil, tiré par des mains impatientes et soucieuses de Commencer la nouvelle journée, frôlait un instant l'horizon, puis montait rapidement devant eux, quand ils arrivèrent dans une prairie qui s'étendait à Perte de vue. Sous le poids de la rosée, l'herbe courbait encore la tête. De jeunes ruisseaux déjà réveillés se disputaient et jouaient à cache-cache. Le soleil, faisant son ménage, balaya de ses rayons la rosée, et les chevaux de trois frères voulurent boire et manger. Mais l'eau du ruisseau le plus clair était amère Comme du fiel et l'herbe la plus verte était comme de la cendre. Au milieu de la prairie, dont l'herbe frôlait ses flancs flasques, se tenait une vache si maigre que l'on voyait à travers son ventre.
- Qui marche longtemps voit beaucoup, dirent les trois frères, et ils continuèrent leur chemin.
Son labeur terminé, le soleil se hâtait vers sa demeure, leurs ombres, les devançant, grandissaient à chaque instant et leur indiquaient la prochaine étape sur le sable encore brûlant qui avait succédé au pâturage verdoyant et amer, lorsqu'ils trouvèrent, au milieu de ces terres nues et désolées, une vache près d'une touffe d'herbe qu'un enfant aurait tenue dans ses bras et une flaque d'eau qu'un homme aurait recouverte d'une main. Les chevaux s'abreuvèrent et mangèrent sans pouvoir épuiser l'eau, qui était douce comme du miel, ni l'herbe qui était succulente. La vache était si grasse que son corps brillait comme de l'or aux derniers rayons du soleil.
Qui marche longtemps, voit beaucoup, dirent les trois frères, et ils continuèrent leur chemin.
Ils allèrent encore trois fois trois jours. Le dixième jour, à leur éveil, ils virent devant eux une biche qui n'avait que trois pattes, et qui se sauva à leur approche, s'arrêta plus loin, semblant les narguer. Ils montèrent sur leurs chevaux et lui donnèrent la chasse. Ils la poursuivirent jusqu'aux lueurs rouges qui annoncent le furtif crépuscule, puis elle disparut à leurs yeux. Devant eux, soudain, l'horizon était frangé par les cases pointues d'un village.
- Où donc se dirige votre chemin? leur demanda une vieille, très vieille femme, qu'ils trouvèrent à l'entrée du village.
- Nous allons à la recherche de Kém Tanne, lui dirent-ils.
- Votre chemin s'achève, fit la vieille, c'est ici la demeure de Kém Tanne, mon grand-père. Allez sous le tamarinier du village, vous l'y trouverez.
Sous le tamarinier, au crépuscule, des enfants commençaient à jouer. Dans les villages habités par les hommes, au crépuscule, qui est l'aube de la nuit, les parents font entrer dans les cases leur jeune progéniture pour éviter aux enfants la rencontre des mauvais génies et des souffles néfastes qui commencent à errer à l'heure grise. C'est la nuit que la nature vit, que les bêtes chassent, que les morts vaquent à leurs occupations. Le soleil, par son éclat, cache la vraie vie aux vivants qui se libèrent parfois dans le sommeil et vivent et voient dans l'autre domaine.
Les trois frères demandèrent Kém Tanne; le plus jeune des enfants quitta le jeu et leur dit : « C'est moi. »
 
- Vos aïeux et les aïeux de leurs aïeux ont passé par ici, conduisant votre père et sa charge de bonnes actions que le soleil ramassait chaque jour au cours de sa belle vie, leur dit Kém Tanne. Je sais donc ce qui vous a conduits jusqu'à moi; avant de vous l'expliquer, dites-moi ce qui vous a paru extraordinaire sur votre long chemin.
- Nous avons rencontré M'Bam Hal-le-Phacochère, habillé et disant son chapelet, dit Momar.
- Tel est le roi sans trône. Le roi déchu se fait marabout. Confit en dévotion, il recherche dans la religion sa supériorité perdue. Son gros chapelet, son grand bonnet, son boubou voyant en imposent au commun. Sa splendeur passée, croit-il, ne meurt pas ainsi entièrement, puisque l'on parle encore de lui et qu'on le vénère. Sa dévotion n'est qu'extérieure. Rendez-lui son trône, il oublie ses prières. Un roi ne peut être religieux.
- Nous avons, fit Moussa, trouvé, en plein soleil, Diakhalor-leBouc luttant une souche.
- Tel, dit Kém Tanne, fait l'homme jeune qui a épousé une femme plus âgée que lui. Il perd son temps en accouplement stérile et ridicule. Rien de bon ne peut sortir de ce ménage mal assorti où l'homme tue ses enfants, car la femme sera toujours comme Heuk-la-Souche, qui ne produira jamais.
- Nous avons vu, dans un endroit désert, un taureau bien gras, malgré les abcès qui recouvraient tout son corps, dit Birame.
- Ce taureau qui mettait quarante jours pour aller de sa flaque d'eau boueuse à son pâturage bien maigre, pour revenir au bout de quarante jours s'abreuver et qui conservait malgré cela sa graisse, c'est l'homme au grand coeur, c'est l'homme de bien, c'est l'homme d'honneur que ni le travail, ni les ennuis, ni les maux ne rebutent, ne découragent. Il conserve égal son caractère en dépit des méchancetés, des vilenies qui ne touchent que sa peau comme des abcès.
- Nous avons trouvé, dans la plus belle des prairies que l'on puisse voir, la plus maigre des vaches maigres de notre vie.
- Telle est, dit Kém Tanne, la mauvaise épouse, la méchante femme au milieu des richesses de son mari. L'aigreur de son caractère, son égoïsme l'empêchent de jouir de ses biens et elle n'offre rien de bon coeur. Vos chevaux n'ont pu ni boire cette eau, eau abondante mais amère, ni manger cette herbe qu'arrosait du fiel. Nul ne mange avec plaisir un mets préparé sans coeur. Le don rend l'être meilleur, et qui ne sait donner ne peut avoir du bonheur.
- Nous avons trouvé, ensuite, une vache très grasse près d'un peu d'herbe et d'un peu d'eau qui semblaient inépuisables.
- Telle est la femme au grand coeur, la bonne épouse, la mère généreuse. Les biens de sa maison peuvent être minimes, elle en est satisfaite et donne sa part à qui franchit le seuil de sa demeure.
- Nous avons poursuivi vainement une biche qui n'avait cependant que trois pattes.
- Cette biche, c'est le monde, c'est la vie, telle que l'homme la parcourt et la poursuit. Imparfaite, fugitive et inexorable. Rien ne l'arrête, rien ne l'atteint. Des jours passent avec leurs ennuis que l'on ne peut hâter; des jours s'écoulent, avec leurs joies que l'on ne peut retenir; et l'on court après la biche-aux-trois-pattes jusqu'à ce que sonne l'appel des ancêtres.
« Votre père Samba est parti, vous laissant ses conseils que vous voudriez connaître. Vos outres ne contiennent, comme vous l'avez vu, rien de mystérieux.
« Moussa, ton père, ou mieux le sort, te laisse tout son or. Que feras tu de l'or qui ne se mange pas? Que désireras-tu que tu ne trouves dans la case de ton père si tes frères veulent partager avec toi leur héritage? Car toi, Momar, tu prendras si tu veux tout ce qui s'est bâti sur vos terres et tout ce qui pousse dans vos champs; pour toi, Birame, tout ce qui s'attache avec une corde, tout le troupeau, boeufs, ânes, chevaux.
« Qu'irez-vous donc chercher ailleurs que l'un ne trouverait chez les autres?
« Retournez chez vous, rependez vos outres, qui ne renferment que l'image des vrais biens. Ton or, Moussa, ne représente pas plus - ni moins - que le sable de Momar et que les cordes de Birame (tes femmes n'en seront pas meilleures parce qu'elles auront colliers et bracelets, pas plus que la bride ne fait le coursier).
« Retournez chez vous, rependez vos outres et n'oubliez rien de ce que vos yeux ont vu, de ce que vos oreilles ont entendu et continuez le labeur de votre père ».
 
Ceci me fut conté par Amadou Koumba un soir que nous venions de rencontrer un jeune homme qui avait épousé une femme plus âgée que lui.

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